Conférence
Université de Cergy-Pontoise
Annie Ernaux, la société vue d’un caddie
Par Antoine Raguin et Quentin Battais.
L’ engagement de l’écrivain dans le débat public et son implication dans la société, avec en trame de fond, son ouvrage Regarde les lumières mon amour, mobilisent les premiers intervenants : pour en débattre, Isabelle Roussel-Gillet, maître de conférences à l’université Lille 2 et Aurélie Adler, maître de conférences à l’université de Picardie Jules Verne.
« La vie des gens n’existe pas s’il n’y a pas de mots pour la dire ». A travers Regarde les lumières mon amour, c’est ce qu’Annie Ernaux s’est attachée à faire : raconter la vie de ses semblables. Un an durant, l’écrivaine a sillonné les allées de l’hypermarché Auchan de Cergy. Caddie et liste de courses en main, elle a pris des notes sur ce qu’elle a vu.
Comme l’explique Isabelle Roussel-Gillet, « elle a cherché à rendre visible les invisibles ». Clients, employés, produits, stratégies commerciales, elle passe tout au crible. Depuis sa maison de Cergy, seul lieu où elle peut écrire, elle en a rédigé un ouvrage.
Bien que spectatrice de ce qu’il se passe autour d’elle, Annie Ernaux est au cœur de l’histoire. Elle s’engage dans le récit. Son observation est toujours participante.
Isabelle Roussel-Gillet nous dit d’elle qu’« elle fore la réalité ». Elle le répète à plusieurs reprises lors de la promotion de son livre, « voir pour écrire, c’est voir autrement ». A la frontière entre l’étude de la sociologie des organisations et le témoignage, ce livre met en lumière la vision de l’auteure. La conférencière lilloise insiste sur le méta texte.
Tout au long du récit, Annie Ernaux interroge ce qu’elle perçoit, ce qu’elle entend. Pourquoi untel réagit comme ça ? Comment nommer cette personne ?
Rien n’est laissé au hasard.
Cependant, bien qu’elle s’intègre dans son histoire, elle souhaite le faire de manière incognito. Car si elle veut se faire passer pour telle, elle n’est pas vraiment une femme qui fait ses courses. « Je ne suis pas là pour être reconnue, je suis là pour voir, pour entendre », annonçait-elle au micro de France Culture. Alors, quand, au détour d’un rayon, une cliente la reconnaît, elle se retrouve prise à son propre jeu, gênée de se faire épier à son tour.
La société française à travers le prisme d’un hypermarché.
C’est elle qui guette les autres, car c’est la société qu’elle envisage d’étudier dans ce journal extime, par opposition au journal intime. Le territoire de la ville nouvelle de Cergy comprend 130 nationalités et « nul par ailleurs, [cette population] se côtoie autant qu’au centre commercial » insiste Aurélie Adler. Dans son récit, Annie Ernaux cherche à montrer que ces clients de ce grand magasin -comme aurait pu l’exprimer Zola dans Au bonheur des dames– forment « une communauté de désirs et non d’action ».
Ce sont bien les désirs, les envies et peut-être même l’avidité qui rassemblent ces consommateurs. L’auteure parvient à déplacer « les représentations négatives du supermarché » explique la maître de conférences.
Ces convoitises sont déterminées par la grande distribution. Les clients forment un ensemble quelles que soient leurs origines. Dans son texte, Ernaux cherche les mots justes pour mieux rendre compte des complexités qui entourent cette communauté.
Lorsqu’elle rencontre « une femme noire » au détour d’un rayon du magasin, doit-elle écrire que c’est une femme, une Africaine ou encore même une étrangère ? Elle laisse aux lecteurs la charge de trouver la réponse.
Tout au long de son récit, l’écrivaine entretient « un rapport ambivalent avec le capitalisme », selon Aurélie Adler. Elle met à l’épreuve le jeu du capitalisme par notre regard. Ernaux décrit une frénésie générale dans les allées de cet hypermarché.
Elle attire ainsi l’attention vers la caisse qui devient le lieu de scènes « subversives ». Dès lors, la grande surface devient un espace d’échanges et de rencontres. Aucun endroit ne permet encore aujourd’hui une telle communication entre les personnes.
Ce journal que tient Annie Ernaux dans cet hypermarché nous incite à comprendre notre place dans cette « communauté de désirs » que nous connaissons tous. Le « je » s’associe aux autres dans un « nous » déterminé par « la commune fréquentation de cet espace ».
Photo des auteurs : L’entrée du magasin Auchan de Cergy, ou pendant un an, Annie Ernaux a observé la clientèle.