Annie Ernaux, passage de la vie moderne
Par Louise Pluyaud
Ecrire la vie à travers soi, telle est l’ambition d’Annie Ernaux. Se faisant lieu de passage entre elle-même et l’extérieur, l’écrivaine donne à voir une certaine réalité du monde.
Sans le revendiquer, son écriture prend une dimension engagée lorsque son «moi» autobiographique s’efface pour laisser place aux autres. Ces vies prises sur le vif auxquelles elle rend par son témoignage toute leur dignité.
«Quand je suis au dehors, ma personne est néantisée. Je n’existe pas. Je suis traversée par les gens et leur existence, j’ai vraiment cette impression d’être moi-même un lieu de passage» écrit Annie Ernaux dans son « Journal du dehors« .
Fondue dans le corps social, l’écrivaine s’efface pour mieux observer la vie qui s’écoule devant ses yeux. Dans son dernier livre « Regarde les lumières mon amour« , elle se faufile parmi les clients du supermarché Auchan des Trois Fontaines, à Cergy où elle habite.
Le quotidien l’inspire
De cette expérience singulière, elle en a tiré un journal intime imprégné du dehors, des personnes prises sur le vif au moment de faire leurs courses. Un événement en soi plutôt banal, dont elle extrait pourtant une matière littéraire susceptible de nous émouvoir.
Car, toute l’originalité d’Annie Ernaux réside en cela, de son talent à transformer l’immuabilité des existences humaines en personnages romanesques. Elle fait du quotidien son inspiration et nous présente la société française comme s’il s’agissait d’un véritable spectacle.
«Son écriture est celle de la mobilité, de l’instantané. Elle vise le fugitif et le transitoire. Et donne à voir ce qui n’affleure presque jamais», analyse Fabrice Thumerel, critique littéraire et intervenant lors du colloque dédié à l’écrivaine sur le thème de l’«Identité et Altérité». Annie Ernaux use d’une écriture photographique pour mieux retranscrire la réalité. Pour lui redonner tout son prosaïsme, elle emploie parfois un langage familier qu’elle met à distance par des connotations autonymiques.
La littérature surélève les classes dominées
Ainsi, dans « La Place« , elle écrit sans trahir, sans reprendre à son compte la parole de son père ouvrier. Elle ne met pas non plus de côté l’extraordinaire diversité du monde contemporain.
Ethnotexte, « Regarde les lumières mon amour » est la métaphore d’une société de consommation multiculturelle régie sans en avoir conscience par l’imagination démesurée des groupes de grande distribution.
Annie Ernaux, intellectuelle d’origine modeste, a donc vite compris que la littérature lui permettrait de surélever les classes dominées par rapport aux classes dominantes. Son œuvre se laisse ainsi envahir, trouée par la vie des autres. Le témoin s’efface pour laisser place au «nous» collectif. Un acte engagé qui se confirme au fil de ses œuvres et résonnant comme un cri émis du fin fond d’un rayon librairie un soir de grande affluence.
«Voir pour écrire, c’est voir autrement. C’est distinguer des objets, des individus, des mécanismes, et leur conférer valeur d’existence» conclut-elle à la fin de son dernier journal.