Par Martin Patry & Willane Djermoune
Le métier de journaliste peut s’avérer particulièrement prenant. En 2022, plus d’un quart des journalistes se disaient surchargés par le travail, selon une étude menée par Oxygen. Un rythme qui peut s’avérer néfaste pour la santé mentale puisque près de 40% des journalistes titulaires d’une première carte de presse décident de quitter la profession après seulement 7 ans d’activité, d’après le sociologue Jean-Marie Charon.
“Le journalisme, c’est 26 heures sur 24” prévenait Jean-Claude Lescure, cofondateur d’une école de journalisme, en octobre 2023. Alors que près de 48 % des journalistes européens vivaient dans la peur de perdre leur emploi en 2020, beaucoup sont encore tentés de travailler sans relâche, quitte à sacrifier leur santé mentale.
“Je ne prenais pas de pause le midi”
Durant sa première année en école de journalisme, Llana Jean-Joseph, 22 ans, quitte sa région parisienne natale pour un stage à La République du Centre, quotidien régional du Loiret. Partie le temps d’un été, elle est très vite désarçonnée par le rythme effréné de la publication. “Je commençais à 9h30 et je finissais à 19h. Ça m’est arrivé une fois de rester plus longtemps, mais la plupart du temps, je ne prenais pas de pause le midi pour finir à l’heure”, confie-t-elle. Une expérience dense, qui l’a forcée à totalement optimiser sa méthode de travail. “Tout est une question d’organisation. Je me suis habituée et ça allait.
C’était la limite en revanche : si j’avais eu plus de travail, je n’aurais pas pu suivre.”
Pour ce stage, elle a mis en pause sa vie personnelle. “Si j’avais eu ma vie et mes amis là-bas, ça aurait été plus difficile à gérer. Là, je me levais, j’allais travailler, et le soir, je rentrais me coucher”. Loin de ses repères, de son rythme de vie habituel, c’est l’aspect temporaire qui lui a permis de tenir le coup : “ça m’a suffi, c’était trop fatiguant. Je ne ferai pas ça pendant un an.” Les jeunes journalistes, soucieux de se montrer, ont pourtant tendance à accepter ce genre de rythme. “Je travaillais 50 heures par semaine pour le même salaire”, confie Tanguy Gadin, ancien alternant au sein du groupe M6. “Quand tu débutes dans ce métier, tu veux prouver ta valeur” , affirme-t-il.
Pourtant, l’expérience ne fait pas disparaître ce rythme effréné. Dahvia Ouadia, ancienne rédactrice en cheffe du média l’Étudiant, a vu sa charge de travail exploser en prenant la tête de la rédaction. “Quand tu demandes à tes équipes de se mobiliser le weekend ou le soir, tu es la première à te mobiliser aussi. Tu ne peux pas laisser ton équipe sur le bateau et être tranquille devant ta série ! Il y a une charge mentale beaucoup plus forte.”
Une charge qui n’est pourtant pas que mentale : “Ça arrivait assez souvent de travailler quand mes enfants étaient couchés. Finir de lire des mails, faire des récaps, travailler sur des choses à tête reposée, sans être parasitée.” Car à la pression du travail de journaliste s’ajoute le difficile rôle de coordinateur. “Il y a beaucoup de réunions au quotidien, et il faut gérer des cas un peu compliqués. Donc même quand je ne travaillais pas le soir, mon cerveau était parfois happé par des problématiques managériales, plus que rédactionnelles”, témoigne Dahvia Ouadia.
“Mon burn-out, je ne l’ai pas vu venir”
Ce rythme de travail, Tanguy Gadin ne l’a pas tenu. “Je me suis surestimé physiquement”, explique le jeune homme. A l’époque, il était alternant chez M6, au poste de journaliste reporter d’images (JRI). “Mentalement, j’étais au top. Je m’occupais des sujets en lien avec la culture et ça me plaisait beaucoup. Par contre, je travaillais en horaire décalé. Je commençais à 13h et je finissais à 2h du matin toute la semaine” poursuit-il.
C’est lors de sa rentrée en deuxième année d’école de journalisme, en 2022, que Tanguy a craqué. “Je ne l’ai pas vu venir. Ça a été très violent”, explique-t-il. “Un jour, en entrant dans la salle où était rangé le matériel, j’ai eu une peur bleue de la caméra. Je ne pouvais même plus la prendre dans mes mains, c’était réellement au-dessus de mes forces”, continue-t-il. Pendant deux semaines, Tanguy Gadin n’a pas réussi à travailler. Son école, qui a rapidement pris le problème au sérieux, lui a imposé de se reposer. “J’étais un légume, je ne faisais rien”, se souvient-il. Le jeune journaliste a ensuite obtenu un arrêt de travail d’une durée de deux mois avant de réintégrer la rédaction du Groupe M6. “J’ai très vite changé de mentalité car j’ai toujours été trop investi dans tout ce que je faisais. En fait, c’est presque naïf de croire que l’employeur va te récompenser de ton investissement. On ne t’embauche pas automatiquement si tu es bon. On t’embauche avant tout s’il y a de la place”, raconte-t-il.
Se replonger dans le monde du travail après avoir subi un burn-out n’est pas toujours chose facile. “Je pense que la rédaction me pensait trop faible pour travailler, confie Tanguy Gadin. Pendant six mois, je suis resté dans les bureaux car dès qu’un tournage était susceptible de me faire dépasser ma tranche horaire de 10 minutes, on ne m’y envoyait pas.” Finalement, le jeune journaliste est retourné sur le terrain quelques mois avant la fin de son alternance, à l’issue de laquelle il a décroché un contrat à durée déterminée d’un an. “C’est paradoxal mais avec du recul, je suis presque satisfait d’avoir craqué aussi jeune. Aujourd’hui, je sais exactement où sont mes limites et où je ne dois pas aller”, explique celui qui est désormais chef de bureau à M6 Toulouse. “Après mon burn-out, l’entreprise a mis en place de nombreuses mesures. Aujourd’hui, chaque alternant a par exemple son propre tuteur, ce qui permet un suivi personnalisé. Moi, j’ai des stagiaires et je ne veux pas qu’ils fassent la même erreur que moi. Ils n’ont rien à prouver”, conclut-il.
Un métier passion
Pourtant, Lucien Devôge, rédacteur en chef adjoint de Tendance Ouest, n’échangerait son métier pour rien au monde. “Ma journée commence la veille en lisant les derniers mails arrivés, explique-t-il. Le matin, je regarde si la matinale s’est bien passée. En une journée, je peux faire le bouclage d’un journal, enchaîner avec la préparation d’une émission spéciale et imaginer une série de podcasts. C’est très prenant mais c’est justement ce côté multitâche qui est passionnant.”
Aujourd’hui père de famille, le rédacteur en chef de la première radio indépendante de Normandie veille à garder un équilibre entre sa vie professionnelle et personnelle. “Le travail, c’est important mais je m’impose des limites. Je m’oblige à quitter le bureau pas trop tard. Simplement, chez moi, il peut m’arriver de reprendre l’ordinateur une fois que mon fils est couché”, raconte Lucien Devôge. “Tout est une question d’organisation. C’est une passion qui peut empiéter sur son temps personnel : la ligne rouge, c’est la perte de plaisir. C’est à ce moment-là qu’il faut se poser des questions et trouver une solution pour se préserver”, poursuit-il.
Calmer le jeu
Il y a quelques semaines, Dahvia Ouadia a quitté l’Étudiant pour devenir pigiste. Statut plus libre, adopté – par choix ou par contrainte – par 13 % des journalistes, il offre sur le papier plus de flexibilité. “Le mercredi après-midi, c’est un moment où je ne travaille pas : c’est important de sanctuariser des temps”. Mais cette nouvelle indépendance amène à l’ancienne cheffe de média de nouveaux risques de surmenage. “Une fois, j’ai travaillé du lundi au jeudi sans presque jamais m’arrêter, et je suis arrivée jeudi après-midi à ne plus pouvoir travailler. Même si j’en avais envie, même si j’avais des trucs à faire, mon corps me disait non. Sur le papier, j’avais été hyper productive pendant 3 jours, mais à un moment, j’ai eu le bug.”
Pour bien vivre de la pige, Dahvia Ouadia a dû, paradoxalement, lutter contre le présentéisme. “Quand on est à la pige, on se dit : “si je ne bosse pas, j’ai rien”, mais bosser pour bosser, ça n’a pas de sens. Rester 24 heures sur 24 sur son ordinateur, envoyer plein de perches partout, c’est beaucoup d’énergie perdue”, assure-t-elle.
Dans un milieu professionnel qu’on décrit souvent comme “bouché”, difficile de toujours assumer ce rythme, qu’il faut parfois ralentir. “J’essaye de ne pas culpabiliser. Il faut accepter que ce ne soit pas linéaire : il y aura des périodes de coups de bourre, et derrière, il y aura des appels d’air. Si je devais continuer à travailler comme je l’ai fait pendant le mois d’octobre, je ne sais pas si je pourrais tenir”. Comme souvent dans les métiers passions, trouver l’équilibre, c’est lutter contre sa propre ambition.