En 1978, il est accusé d’un triple meurtre à Kansas City. Kevin Strickland a été innocenté plus de quarante ans après, il y a deux mois. Après une vie passée derrière les barreaux, il a entamé sa reconstruction. Sans repères, mais avec de l’espoir.
Son visage autrefois juvénile a pris de lourdes rides. 43 ans de captivité. Une éternité. En novembre 2021, Kevin Strickland a quitté le Western Missouri Correctional Center de Cameron où il était incarcéré depuis l’âge de dix-neuf ans. Son uniforme orange troqué pour une tenue civile. Son corps esseulé sur un fauteuil roulant à cause d’une sténose vertébrale. Il en est presque sorti comme il y était entré à l’époque. D’une façon imprévisible. Inattendue. Son histoire s’ajoute à la longue liste d’Américains victimes d’erreurs judiciaires. Elle est la septième plus longue condamnation injustifiée reconnue aux États-Unis, d’après les données du National Registry of Exonerations.
Innocence rejetée
La vie de M. Strickland bascule vers l’injustice en 1978. Le jeune homme est un garçon comme les autres. A cela près qu’il est noir. Dans une Amérique où la ségrégation raciale a été récemment abolie, c’est plus qu’un détail. Un 25 avril, il se retrouve mêlé à l’horreur. Trois personnes sont abattues dans une maison. Sherrie Black, 22 ans, Larry Ingram, 22 ans, et John Walker, 20 ans. La quatrième victime, Cynthia Douglas, a plusieurs blessures. C’est elle qui accuse Strickland du triple homicide. Deux prévenus réfutent sa présence sur le lieu du crime. Mais rien n’y fait. Face à un jury exclusivement blanc, l’Afro-Américain est déclaré coupable. Le voici condamné à la prison à vie. Commence alors un long chemin de croix de 15 487 jours de prison pour le condamné, finalement innocenté.
Il y aura bien sûr cette réaction coupable de Mme Douglas: « Les choses n’étaient pas claires à l’époque, mais maintenant j’en sais plus et j’aimerais aider cette personne si je le peux », déclare-t-elle au sujet de l’accusé, auprès du Midwest Innocence Project (organisation en aide aux innocents condamnés, NDLR). Elle n’a pas le temps de révoquer officiellement son témoignage initial contre M. Strickland et décède en 2015. L’accusé lui, erre entre les quatre murs de sa petite cellule. Cet endroit devenu sa maison. A l’issue de sa première nuit loin des barreaux, il confie: « Je suis habitué à vivre dans une cellule fermée et confinée, où je sais exactement ce qui se passe à l’intérieur. A la maison, vous entendez les craquements du parquet, le câblage électrique et tout le reste … J’ai eu un peu peur. Je pensais que quelqu’un venait me chercher ». Une liberté qu’il doit au travail acharné du Midwest Innocence Project qui est parvenu à relancer l’enquête.
En 2021, le juge James Welsh révèle enfin « qu’aucun indice matériel ne le liait au crime » et « qu’il a été condamné uniquement sur la base du témoignage ». Une évidence insolente. Destiné à s’écraser face à l’injustice, et à refaire en boucle les cent pas du désespoir, Kevin Strickland, 62 ans, est libre. Contre toute attente.
« Ressentir le pouvoir de l’eau »
La suite appartient à l’indicible. La réhabilitation d’un homme bafoué, puis épargné. Oublié puis ressuscité. Son premier déplacement l’emmène sur la tombe de sa mère, Rosetta, disparue quelques semaines plus tôt. “J’ai pleuré, comme lorsqu’on m’avait déclaré coupable d’un crime que je n’avais pas commis. Je pense qu’elle m’a entendu”, explique-t-il. La victime d’erreur judiciaire essaie maintenant de recoller les morceaux d’un destin bouleversant. Pour sauver ce qui peut encore l’être. « Je n’en reviens toujours pas. Je ne suis pas forcément en colère. J’essaie de comprendre comment assembler la joie, le chagrin, la peur », affirme-t-il.
Parmi les 2500 Américains innocents blanchis par la justice ces trente dernières années, le sexagénaire entame sa seconde vie. Sans famille. Sans travail. Énième coup du destin : Kevin Strickland a réinséré la société dans la peau d’un millionnaire. Non indemnisé par l’État du Missouri, il a récupéré la somme de 1,6 million de dollars, grâce à la collecte d’une campagne participative. Mais ce grand amateur de natation rêve d’autre chose. « J’aimerais ressentir le pouvoir de l’eau. Je crois que je peux surfer s’ils me sortent de cette chaise » assure celui qui n’a jamais vu l’océan de sa vie. Quelques brasses pour une liberté retrouvée.
Rayane Beyly