Par Alix Demaison
Le colloque international « En soi et hors de soi, l’écriture d’Annie Ernaux » s’est ouvert par une réflexion sur l’engagement de l’écrivain dans l’espace public.
Isabelle Roussel-Gillet et Aurélie Adler ont d’abord présenté deux communications fondées sur l’œuvre « Regarde les lumières mon amour » publié en mars dernier. Avec cet ouvrage, Annie Ernaux propose un journal de ses visites à l’hypermarché Auchan dans le centre commercial « Les Trois Fontaines » implanté dans la ville de Cergy. La grande surface devient un observatoire idéal pour l’auteure. 130 nationalités s’y rencontrent sans le savoir. Encore une fois, Annie Ernaux peut écrire la vie. Véronique Montémont, troisième intervenante à prendre la parole, a choisi, elle, de réfléchir sur l’avortement comme objet littéraire et politique. Un sujet, très ancré mais trop tu dans nos sociétés, traité dans deux œuvres majeures de l’écrivaine.
Parler de l’avortement, c’est oser.
Dans sa communication intitulée « Avorter, scandale », Véronique Montémont met en lumière l’ouvrage autobiographique saisissant qu’est L’Evénement, publié par Gallimard en 2002. A travers cette œuvre, Annie Ernaux y raconte sans détours son avortement clandestin en 1964. Véronique Montémont propose une lecture croisée entre cette œuvre et « Les Armoires vides », édité en 1974, premier texte qui ose déjà aborder l’avortement.
La maîtresse de conférences rompt avec la tonalité des précédentes interlocutrices. Choisir de parler de l’avortement semble être un acte lui-même engagé. Pour Véronique Montémont, mettre à l’honneur l’écriture d’Annie Ernaux, c’est mettre à l’honneur son courage d’avoir porté dans l’espace public un sujet aussi brûlant que l’avortement. Elle constate, tout comme l’écrivaine, que très peu d’œuvres ont pour objet d’étude l’avortement. Pourtant, presque 300 000 IVG sont pratiquées en France chaque année.
Au moment où Annie Ernaux écrit « Les Armoires vides », l’IVG n’est pas encore un droit pour les femmes. Oser parler de l’avortement est un geste politique. Avec « L’Evénement », l’auteure dépasse le geste politique pour raconter une expérience fondamentale, indicible, une expérience de la vie, de la mort.
Au delà du récit autobiographique dramatique, amer et terrifiant que décrit Véronique Montémont par extraits, l’ouvrage semble surtout avoir créé un espace pour penser l’avortement, mais aussi pour le panser. Ce témoignage poignant devient réconfortant pour toutes les femmes qui sont passées par là. Annie Ernaux rend compte de la complexité des émotions liée à un tel cataclysme interne. En ce sens, l’auteure s’engage.
Témoigner, un devoir
Le discours devient plus militant. Aujourd’hui, alors que la loi Veil fête ses 40 ans, Véronique Montémont rappelle que l’avortement reste un tabou. Pour preuve, « L’Evénement » a eu peu d’écho dans la sphère médiatique. La loi du silence l’a accompagné. Une loi qui profite aux extrémistes, aux militants d’extrême-droite, aux catholiques intégristes… Le sujet dérange. Un journaliste a même déclaré ne pas pouvoir terminé la lecture de l’ouvrage tant il était écoeuré. La maîtresse de conférences interroge : de quoi faut-il être écoeuré ? De la dureté des mots de l’auteure ? Ou de la violence que subissent les femmes qui avortent ? Elle rappelle qu’aujourd’hui encore, une femme sur dix meurt en avortant, parfois même dans des hôpitaux. Plus qu’un fait, Véronique Montémont évoque une réalité trop silencieuse qui mérite d’être soutenue. « D’où l’importance d’une parole littéraire lucide, courageuse, réflexive, d’une parole sincère, profonde, totale » qu’est celle d’Annie Ernaux.