À une époque où l’égalité des sexes est une cause de plus en plus visible dans les médias, sur les slogans des entreprises et jusque sur leurs réseaux sociaux, le féminisme s’est transformé en un produit séduisant pour de nombreuses marques. Sur le compte TikTok de Dior, on peut lire par exemple la citation de Christian Dior : “Women, with their intuitive instinct, understood that I dreamed not only of making them more beautiful, but happier too.”1 Une manière poétique et flatteuse de s’adresser aux femmes, qui s’accompagne d’une stratégie d’image bien rodée. La maison Dior n’hésite pas à mettre en avant sur leurs publications des icônes comme Rihanna ou Natalie Portman. Cette dernière est notamment connue pour son engagement féministe, ayant été l’une des porte-parole du mouvement Time’s Up en 2018, dans la foulée de l’affaire Weinstein et du mouvement #MeToo. Autant de signaux qui semblent traduire un engagement sincère. Mais derrière cette façade d’engagement, une question se pose : ces entreprises sont-elles vraiment en phase avec les valeurs féministes qu’elles véhiculent ou ne sont-elles qu’en train de brandir la carte du « féminisme washing » ?
Il est de plus en plus fréquent de croiser des t-shirts ou des sacs à main affichant des slogans féministes dans les vitrines des grandes marques. Dior, par exemple, a lancé un t-shirt à 620 euros portant l’inscription « We should all be feminists », inspiré du manifeste de l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie. Des inscriptions que l’on peut retrouver sur de nombreux articles de fast-fashion, comme Stradivarius, Mango, ou encore Zara. Si, à première vue, cela semble être un beau geste pour diffuser les idées féministes, la réalité est plus complexe.
Ce phénomène est connu sous le terme de féminisme washing. Dans son livre Feminism Washing : quand les entreprises récupèrent la cause des jeunes, Léa Lejeune, journaliste et présidente de l’association Prenons La Une définit cette pratique comme : “l’ensemble de pratiques de communication et de marketing utilisées par les entreprises, qui visent à faire croire aux consommatrices et aux consommateurs qu’elles se préoccupent de l’égalité, alors qu’elles cachent des pratiques RH qui sont loin d’être exemplaires. Si elles font cela, c’est parce qu’elles ont bien compris les opportunités business qui se cachent derrière. Aujourd’hui, 58% des Français se disent féministes, et ça grimpe à 77% pour les femmes entre 15 et 24 ans. De manière cynique et pragmatique, c’est donc une réelle opportunité pour les marques de gagner des nouvelles clientes” (interview sur Maddyness). En effet, derrière les discours inspirants, on trouve souvent des pratiques contraires à ces idéaux.
Des conditions de travail en complète opposition avec les chartes éthiques.
“Dans la conduite de ses activités, le Groupe LVMH s’engage à respecter l’ensemble des lois, règlements et conventions nationales et internationales applicables, ainsi que les meilleures pratiques, notamment en matière de normes de travail et de responsabilité sociale, de protection de l’environnement, d’éthique et d’intégrité des affaires”, des enjeux que l’on peut lire sur le code de conduite des fournisseurs et partenaires commerciaux du groupe LVMH. Pourtant, l’une de ses grandes maisons est actuellement dans le viseur de l’autorité de la concurrence italienne (AGCM). En effet, la maison Dior est soupçonnée avec la maison Giorgio Armani d’avoir été peu regardants sur les conditions de travail de leurs sous-traitants. Dans le communiqué de l’enquête nous pouvons lire : « Les entreprises ont mis l’accent sur la qualité et l’artisanat. Or, pour réaliser certains articles et accessoires, elles sont soupçonnées d’avoir fait appel à des ateliers et des fabriques employant des salariés payés à un salaire inadéquat. En outre, ces salariés travaillaient plus d’heures que le maximum légal autorisé et dans des conditions de santé et de sécurité inappropriées, à l’opposé des niveaux d’excellence dans la fabrication dont les entreprises s’enorgueillissent« .
Les grandes entreprises utilisent donc des messages féministes comme des outils marketing pour séduire des consommateurs de plus en plus sensibles aux causes sociales, tout en continuant à ignorer les réalités de leurs propres chaînes d’approvisionnement. Par la même occasion, cela représente un discours trompeur à la nouvelle clientèle très engagée dans ces discours.
La valorisation du travail gratuit
Ces mauvaises conditions de travail continuent d’être en total opposition avec des slogans féministes qui prônent l’empowerment des femmes, et l’égalité des genres. Des conditions qui sont inculquées dès le début de la formation des nouveaux agents du luxe.
Giulia Mensitieri, docteur en anthropologie sociale et ethnologique, travaille sur la manière dont le luxe engendre une forme de précarité sociale pour les personnes qui travaillent dedans. Dans son article “Précaires de luxe”, elle montre à travers de nombreux entretiens et de recherches que les entreprises mais également les écoles de mode participent activement à la normalisation du surtravail voire la valorisation du travail gratuit. Dans de nombreux entretiens, nous pouvons suivre le témoignage de Laeticia : “Cette collaboration, qui a duré bien plus que les six mois indiqués par la loi comme durée maximale, a été rémunérée moins que ce qui est prévu par le droit, et n’a pas été déclarée”. Ce témoignage n’est pas un cas isolé et représente la grande majorité des cas étudiés par Giulia Mensitieri. De plus, les professeurs mettent en avant des discours en demi-teinte : “Après, nous, en tant que professeurs, on veut le meilleur pour nos étudiants. Et le meilleur, c’est les maisons de luxe… qui exploitent et qui ne payent pas”. Le luxe représente un monde tellement fermé, que atteindre ses portes “justifie donc la multiplication des stages non ou mal rémunérés et permet de légitimer la pratique du travail gratuit et précaire dans ce secteur pourtant richissime”. La stagiaire de mode est une figure tellement commune dans le milieu, qu’un magazine de mode indépendant lui est consacré : Intern. Lancée en 2013, la publication a pour but de cimenter ce que le fondateur appelle l’Intern culture et de « dénoncer la diffusion du travail gratuit dans ce secteur ».
Des femmes négligées qui portent ces slogans
Ainsi des entreprises qui se présentent comme des alliées des femmes, cultivent une incohérence profonde. En effet, tant que l’écart entre le discours et la réalité persiste — comme l’exposition de femmes sur des affiches de pub tout en négligeant leurs conditions de travail dans les coulisses — le féminisme marchand demeure une démarche hautement contestable. N’est-ce pas paradoxal de faire défiler des femmes portant un tee-shirt “We should all be feminists” et le placarder sur toutes leurs plateformes numériques alors que les conditions de travail de ces femmes sont négligées voire illégales ?
Travail gratuit, harcèlement moral, mannequins recrutés dans des camps de réfugiés puis renvoyés chez eux, et n’ayant peu de moyens pour se défendre contre les abus, France Info a dévoilé une enquête portant sur les conditions de travail des mannequins. La précarité du métier est un mal endémique dans ce secteur qui valorise l’image avant tout, mais laisse souvent ses travailleurs dans l’ombre. Dans de nombreux cas, des femmes ont été recrutées dans des camps de réfugiés, elles ont ensuite avancé les dépenses (billets d’avion, …) pour se rendre dans les Fashion Weeks aux quatre coins du monde pour au final être renvoyées dans les camps avec des dettes. C’est par exemple le cas de Nyabalang Gatwech Pur venue du Kenya. Elle a été renvoyée au bout de 17 jours à Paris, après de nombreux castings pour les plus grandes maisons (Saint Laurent, Hermès, Balmain, …). Joan
Okorodudu, une femme d’affaires, est venue prévenir la jeune réfugiée de quitter l’appartement de l’agence qu’elle occupait à Paris. Une décision que la femme d’affaires à justifié par : « Tous les mannequins doivent repartir après la fashion week. Aucun ne devrait demander l’asile”. De retour au Kenya, la mannequin a contacté son agence de Paris, pour connaître le montant de sa rémunération pour les castings ; « Elle a découvert que non seulement, elle n’avait rien gagné, mais qu’elle avait généré 2 700 euros de dettes ». Comme pour les stagiaires, des témoignages comme celui de Nyabalang Gatwech Pur n’est pas un cas isolé.
Ces nombreuses conditions de travail malsaines sont présentées dans le manifeste de l’association Model Law qui lutte pour les droits des mannequins ; un statut juridique flou -“la loi précise que le mannequin est « salarié » de l’agence, or il ne bénéficie pas des mêmes droits ni de la même protection sociale que n’importe quel autre salarié en France”-, mauvaises rémunérations -“le mannequin ne touche que 33 % à 36 % des sommes facturées au client et pose toujours gratuitement pour la presse”-, une obsession malsaine autour du corps des femmes -“l’étroitesse des mensurations imposées par le secteur pousse les agences à employer des mannequins mineurs”-.
De nombreuses situations que les marques feignent d’ignorer alors qu’elles se parent d’un discours féministe.
Le féminisme, un business à part entière
Même si de nombreuses marques font véritablement du féminisme un pilier de leur production, le phénomène du féminisme marketing n’est pas anodin. Selon Léa Lejeune, ce phénomène est une réponse directe à la banalisation du féminisme dans l’espace public. De marques de fast fashion à des géants de la cosmétique, le féminisme est devenu un moyen efficace de capter l’attention d’une génération via la mise en avant de leurs slogans féministes sur les réseaux sociaux. Le féminisme, tel qu’il est récupéré par ces marques, n’est pas un engagement véritable pour les droits des femmes, mais une manière d’attirer une clientèle consciente et militante. Si cette tendance semble répondre à une demande sociétale croissante de soutien à l’égalité des sexes, elle soulève de sérieuses questions éthiques.
En définitive, le féminisme marchand soulève une réflexion complexe sur la manière dont les causes sociales sont récupérées par le marché. Si, à première vue, les marques semblent faire leur part en affichant des messages féministes, il convient de se demander si leurs actions suivent réellement leurs discours. Le féminisme des marques est-il authentique ou simplement un autre produit commercial destiné à flatter les consciences sans changer les pratiques réelles ? Ces entreprises devront peut-être un jour répondre à cette question : le féminisme peut-il réellement se vendre sans perdre de son essence ?
« Les femmes, avec leur instinct intuitif, ont compris que je rêvais non seulement de les rendre plus belles, mais aussi plus heureuses ↩︎