Lundi 2 novembre a signé la fin des vacances d’automne, des milliers d’enseignants et d’élèves ont repris le chemin de l’école. Les professeurs étaient inquiets concernant l’hommage collectif à Samuel Paty, le professeur assassiné le 16 octobre. Depuis l’annonce du reconfinement « allégé » par Emmanuel Macron jeudi 29 octobre, leur rôle était également de renforcer le protocole sanitaire. Mais les conditions difficiles ont poussé plusieurs collèges et lycées à entrer en grève. Nous avons rencontré Philippe, professeur en grève au lycée Nadia et Fernand Léger à Argenteuil (Val d’Oise) qui nous a fait part de son ressenti.
« C’était vraiment une journée particulière »
Il est aux alentours de 8h quand les enseignants et personnels du lycée Nadia et Fernand Léger à Argenteuil se retrouvent après deux semaines de congé. Il n’y a ni de photo de vacances à commenter, ni de souvenirs à raconter. Tous semblent avoir passé deux semaines à se demander « de quelle manière va-t-on rendre hommage à notre collègue ? », « Et comment allons-nous faire pour ‘’renforcer le protocole sanitaire’’ ? ».
« C’était une journée troublante et inquiétante. Nous avions beaucoup d’appréhension » a témoigné Philippe, professeur de sciences médico-sociales depuis une vingtaine d’années. La veille, Philippe et une de ses collègues de lettres ont passé la journée quasi entière au téléphone à s’organiser pour la rentrée, surtout depuis que les deux heures réservées à une préparation entre enseignants ont été supprimées. Le jour même, les professeurs du lycée ont toutefois voulu tenir une « réunion d’information syndicale » afin d’échanger entre eux.
« Mais très vite, la discussion a pris beaucoup plus d’ampleur (…) une heure ne suffisait pas. Il fallait débattre entre nous, échanger de manière plus conséquente (…) alors une journée de grève a été votée, quasiment à l’unanimité »
Cette journée de grève a permis aux enseignants de réaliser des ateliers d’écriture en adressant des lettres au gouvernement, aux médias et aux parents d’élèves. Face à l’indignation de leurs professeurs, les élèves, eux, ont été « très dignes » et se sont montrés « compréhensifs » selon Philippe.
Un hommage bâclé et des conditions sanitaires déplorables
Deux raisons principales ont poussé les enseignants du lycée d’Argenteuil à faire grève. D’une part face à la demande du gouvernement d’assurer un hommage à Samuel Paty. Car en réalité, beaucoup l’ont vécu comme une pression. Une pression quant à l’exigence de rendre un hommage digne de ce nom à leur collègue, mais une exigence incohérente avec la suppression des deux heures qui avaient été consacrées à sa préparation. Une pression quant au fait d’exercer sa liberté pédagogique : choisir de montrer les caricatures de Charlie Hebdo ou choisir ne pas les montrer.
« Ce n’était pas possible qu’on nous empêche de rendre l’hommage que nous, enseignants, avions envie de lui rendre » a regretté Philippe. Toute l’équipe pédagogique du lycée a semblé unanime : ils auraient aimé du gouvernement qu’il les laisse libres de se concerter entre professeurs quant à l’hommage qui devait être rendu, libres de choisir quoi montrer, libres de favoriser la parole des élèves, et libres de les faire s’interroger sur les questions de laïcité et de liberté d’expression.
« La forme de l’hommage ne nous convenait pas. On trouvait ça indigne (…) notre collègue méritait un hommage à la hauteur de ce qu’était sa mission »
D’autre part, l’annonce du reconfinement n’a pas permis aux enseignants de calmer leurs appréhensions, parfois même leurs angoisses. « Les conditions sanitaires sont insuffisantes, voire dangereuses » a déploré Philippe. Le gouvernement avait demandé aux collèges et lycées de renforcer le protocole sanitaire en vue de la poursuite de l’enseignement en présentiel. Ces mesures révèlent cependant un fossé déjà bien creusé entre les mesures politiques et la réalité : ces protocoles sont irréalisables. Empêcher le « brassage » des élèves est impossible au lycée Nadia et Fernand Léger, il y a trop d’élèves pour une capacité d’accueil moindre, comme dans beaucoup d’autres lycées de banlieue. Philippe a évoqué le système de la cantine : « il faudrait au moins trois ou quatre services si on devait respecter les consignes qui nous ont été transmises », sans parler des salles « trop petites, voire exiguës » dont les professeurs se plaignent depuis plusieurs années maintenant.
Une forme d’hommage imposé, un protocole sanitaire difficile à respecter, « l’islamo-gauchisme » ravageur des professeurs : un trop-plein ?
Les enseignants n’ont pas été ménagés par le gouvernement ces derniers temps, Philippe a tenu à revenir sur les propos du Ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer qui déplorait que dans l’enseignement, particulièrement l’enseignement supérieur : « l’islamo-gauchisme fai[sait] des ravages ». En portant atteinte à la qualité de travail d’un grand nombre d’enseignants, Jean-Michel Blanquer a jugé inutiles les études de genre, de pouvoirs dominants, de « races » et d’intersectionnalité pourtant si révélatrices et préoccupantes dans notre société. « C’est [le trop-plein] un sentiment largement partagé. Entre un ministre qui nous donne l’impression de nous mépriser, de nous avoir un peu abandonné et la crise que l’on vit actuellement… c’est vraiment difficile » a souligné le professeur de sciences médico-sociales .
Dans cette crise laborieuse, c’est surtout aux élèves auxquels Philippe dédie ses pensées. Le premier confinement a été un désastre pour les élèves, les élèves en difficulté et surtout ceux qui combinent difficultés et situation précaire. Si cette crise mondiale n’a fait que renforcer des inégalités sociales déjà très importantes, l’injustice se poursuit aujourd’hui. A la question « faut-il fermer les établissements ? » Philippe nous a répondu que « c’est compliqué… on est entre le bois et l’écorce » : vouloir fermer pour protéger les élèves, leur entourage et les professeurs. Mais vouloir poursuivre un enseignement en présentiel pour tenter au mieux de remédier aux injustices que l’école reproduit, voilà les questionnements actuels…